Les travailleurs de première ligne de l’UNICEF en Haiti
Tout le personnel de l’UNICEF est mobilisé pour répondre aux besoins urgents des enfants et des femmes affectées par la violence à Cité Soleil et dans les sites de déplacés. Voici leur histoire.
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Une nouvelle flambée de violence a éclaté à Cité Soleil dans la zone métropolitaine de Port-au-Prince, alors que des gangs rivaux se livrent une guerre sans merci. Selon l'ONU, entre le 8 et le 17 juillet 2022, plus de 471 personnes ont été tuées, blessées ou portées disparues et au moins 140 maisons détruites ou incendiées. Environ 3 000 personnes sont déplacées, dont des centaines d'enfants non accompagnés.
Depuis le 20 juillet, l'UNICEF a livré près sept millions de litres d'eau potable pour répondre aux besoins urgents de 30 000 personnes chaque jour, distribué 500 kits d'hygiène pour desservir 2 500 personnes, et déployé deux cliniques mobiles dans les quartiers Bois Neuf et Belekou de Cité Soleil pour fournir des soins médicaux et nutritionnels à plus de 1 500 personnes, dont la majorité sont des femmes et des enfants.
En une semaine, environ 100 enfants ont été réunifiés avec leur famille.

Un soir, je suis rentré chez moi et mon fils a regardé les nouvelles à la télé, et il a vu qu’il y’a eu 400 morts, blessés et disparus à Cité Soleil. Et là, il m’a regardé les yeux grands ouverts. Savoir que je vais souvent dans cette zone l’a choqué.
Quand nous, à l’UNICEF, avons appris que la crise à Cité Soleil prenait de l’ampleur, nous avons essayé d’intervenir tout de suite, et avons eu l’appui de la Coordinatrice Résidente des Nations unies. A la sécurité, nous avons travaillé avec l’équipe « Accès ». Il fallait d’abord entrer en contact avec les leaders communautaires de Cité Soleil pour leur aval. Les discussions ont été assez houleuses, intenses, car ils avaient des appréhensions sur notre travail. Comme nous sommes les Nations unies, ils étaient réticents vu les différents rapports qui accusent certains acteurs d’être parties prenantes de l’insécurité.
Dès qu’on a eu l’aval, nous sommes chargés d’amener l’équipe sur le terrain, de sécuriser le personnel et les intrants. Nous le faisons en plusieurs phases. D’abord, une équipe y va comme « éclaireurs » pour sonder le terrain et faire les arrangements ; ensuite, nous escortons les camions vers les sites et en collaboration avec les leaders de Cité Soleil, nous sécurisons l’activité. C’est aussi difficile de sortir de Cité Soleil que d’y entrer. Il faut l’aval de certaines personnes, et nous faisons la coordination avec elles.
Cette crise nous apprend beaucoup de choses. Pendant longtemps, nous avons considéré Cité Soleil une « No Go » zone, classée « rouge » où les Nations unies ne pouvaient avoir accès. Avec cette crise, nous avons pu créer un pont entre nous et les acteurs qui sont là et c’est très important. Ne pas y intervenir, c’est priver de l’aide aux enfants et aux femmes vulnérables qui en ont besoin, alors qu’il peut y avoir des mécanismes pour créer un couloir humanitaire. Il suffit d’avoir les bons contacts et discuter avec les véritables acteurs.
J'ai rencontré des femmes enceintes à Cité Soleil qui n'avaient jamais vu de médecin alors qu'elles n'étaient qu'à quelques semaines de leur date d'accouchement, et de nombreux nourrissons souffrant de malnutrition dont les mères ont admis qu'elles n'avaient pas été en mesure d'allaiter ou de trouver une alimentation appropriée pour leurs enfants. Les cliniques mobiles de santé et de nutrition étaient vraiment une lueur d'espoir et de nombreux patients nous ont remerciés et nous ont demandé de revenir tôt. J'étais vraiment fière de nous ce jour-là.
La section des urgences dirige la réponse de l'UNICEF aux besoins urgents des femmes et des enfants touchés par la violence des gangs et qui sont restés dans les zones touchées par le conflit, ainsi que des personnes déplacées internes qui ont fui le conflit. Une fois que nous avons eu le feu vert pour accéder à Cité Soleil, mon équipe a été la première sur le terrain dès le lendemain pour évaluer les besoins, dans le cadre d'une mission conjointe de l'ONU, et s'assurer que nous pouvions activer rapidement les premières réponses vitales pour les enfants et leurs familles.
Entrer dans un territoire inconnu où vous savez qu'il y a un conflit en cours n'est jamais facile. Tout ce que vous pouvez croire, c'est que nous avons bien mené nos négociations d'accès, et que nos évaluations et notre appareil de sécurité sont en place. Mais finalement pour moi, quand je sais que là où je vais il y a des enfants qui manquent de presque tout, et qui se sont retrouvés dans une mauvaise situation, blessés, incapables d'aller à l'école ou de jouer, et qui ont plus peur que moi, je ne tergiverse pas – j’y vais.
Ce travail te coûte forcément. Ma famille et mes amis sont certainement inquiets, mais ils croient en moi et restent ma bouée de sauvetage. Nous avons un groupe WhatsApp où je leur rends compte régulièrement, et chaque fois que je vais sur le terrain, à la fin de la journée, je leur fais savoir que je suis rentré saine et sauve. J'essaie aussi de prendre du temps pour moi, surtout le week-end si je ne suis pas sur le terrain. Je mets un bon album sur Spotify et je cuisine ou j'ouvre un roman pour m'évader, ou je me gave de cette série dont tous mes amis parlent depuis des mois mais que je n’ai jamais pu voir.
Malheureusement, ce qui se passe en Haïti n'est pas trop différent de ce que j'ai vu dans d'autres parties du monde. Un enfant entendant des coups de feu quotidiennement, ou voyant sa famille ou ses proches se faire tuer, ne pouvant pas aller à l'école, ni boire de l'eau potable, n'est pas différent en Haïti qu'il ne le serait au Myanmar, en Afghanistan ou même en Ukraine. En fin de compte, les enfants sont les plus affectés par les conflits, et c'est pourquoi nous suivons Les Principaux engagements pour les enfants en situation de crise humanitaire afin de nous assurer de leur fournir un soutien total.
Me rendre à Cité Soleil pour le travail ne m’inquiète pas beaucoup. J’ai toujours eu confiance en l’UNICEF. Les interventions dans les zones sensibles ne se font pas au hasard. De solides évaluations de sécurité sont menées. Ce n’est pas facile de se rendre sur le terrain, mais cela fait partie de ma mission et le désir d’aider est très présent en moi.
Je travaille à l’UNICEF depuis 18 ans comme chauffeur, et selon moi cette crise que nous vivons est la pire. Même en 2004, durant ce qu'on appelait l’Opération Bagdad, l'insécurité était différente d’aujourd’hui où chacun est une cible. En tant que chauffeur, nous allons là où le travail nous mène. Récemment, j’ai pris une décision personnelle de diversifier mes itinéraires entre le boulot et la maison. Etant obligé de traverser plusieurs zones sensibles dont Delmas 32, je ne porte pas mon uniforme quand je viens au boulot ou que je retourne chez moi.
Il y a une différence entre être sur le terrain et entendre les choses qui s’y passent. Lors de la clinique mobile que nous y avons tenue récemment, même n’étant pas médecin, je pouvais remarquer que la plupart des bébés présentaient tous des traits physiques de malnutrition. Une mère doit être en bonne santé pour pouvoir nourrir son bébé, mais la majorité des femmes paraissent en mauvaise santé.
Un cas qui m’a vraiment frappé est celui d'une vielle dame qui était venue à la clinique mobile. Elle avait du mal à marcher. Elle souffrait d'une plaie béante qui s’était infectée. Nous l’avons aidée à passer rapidement et à se faire soigner. Cette réalité est dure.
Certains disent que tous ceux qui vivent à Cité Soleil sont complices des gangs. A mon avis, beaucoup de gens quitteraient la zone s'ils avaient le choix. Mais ils sont tous dans le besoin et n’ont même pas eu la chance d'avoir quelqu’un qui leur vienne en aide ou avoir l'accès à un centre d’accueil.

Lors de ma première clinique mobile avec l’UNICEF à Cité Soleil, un jeune homme d’une vingtaine d’années est venu me voir en privé. Il m’a demandé de l’aider à voir un médecin car il souffrait vraisemblablement d’une infection sexuellement transmissible (IST). Il avait l’air accablé. Je l’ai aidé à voir le médecin en toute discrétion. Il était tellement reconnaissant du travail que nous faisons.
Se rendre à Cité Soleil ou toute autre zone sensible, comporte sa part de risques. Mais c’est avant tout un travail d’équipe qui comprend une évaluation progressive de la situation sécuritaire. J’ai confiance en l’équipe. Les missions sont préparées minutieusement. Je n’ai pas peur car si chacun fait son travail normalement, tout se passe bien. Et répondre aux besoins des personnes en situation de vulnérabilité exige un dépassement de soi.
En tant qu’officier de communication, je suis en contact direct avec les bénéficiaires issus de communautés vulnérables. J’ai de l’admiration et du respect pour les femmes et enfants vulnérables que j’ai rencontrés à Cité Soleil. Ce sont des héros qui continuent à vivre et à espérer malgré tout.
Aujourd’hui, avec les médias et les réseaux sociaux, tout le monde est au courant de tout. Les nouvelles vont vite et l’émoi aussi. Cette crise de Cité Soleil est différente en ce sens qu’elle touche toutes les couches de la société. Tout le monde se sent concerné. On dirait que les bandits sont pour la plupart des adolescents et des jeunes dont la vie a été volée. Je les vois difficilement dépasser la trentaine dans ces conditions. Les besoins sont là. L’incompréhension aussi. Ces gens sont abandonnés à eux-mêmes comme des damnés de la nation.
Je suis profondément touché par la précarité dans laquelle vivent les femmes, les enfants et les personnes âgées dont les besoins élémentaires en nourriture, eau ou soins de santé ne sont pas couverts.
L’une des particularités de cette crise est que malgré tous les risques sécuritaires et la précarité de la vie à Cité soleil, la majorité de la population est restée sur place. Notre réponse à Cité Soleil en termes d’eau, hygiène et assainissement consiste à distribuer de l’eau potable avec plusieurs tours de camions par jour dans les différents quartiers, à distribuer des kits d’hygiène composée de savon, de comprimés de purification d’eau, etc. Nous comptons également curer les canalisations d’eau pour prévenir les inondations dans certains quartiers.
C’est dangereux de se rendre sur le terrain à Cité Soleil mais nous faisons confiance au mécanisme de négociation de l’accès humanitaire mis en place et aux consignes sécuritaires qui nous permettent d’accéder aux sites et fournir de l’assistance aux plus vulnérables qui en ont vraiment besoin. Nous nous tenons toujours prêts à quitter quand l’officier de sécurité nous le demande. J’essaie de suivre de manière stricte les règles et consignes sécuritaires assignées au personnel afin de mitiger les risques.
Comme ma famille n’est pas avec moi en Haiti, le moment de détente le plus important reste les appels audio ou vidéo que je fais avec elle en fin de journée. Je discute avec mon épouse, mes enfants et mes proches, et j’ai toujours hâte de les retrouver pendant mes jours de congé.

J’ai rencontré une fille de 11 ou 12 ans sur un site d’accueil des enfants déplacés de Cité Soleil. Elle m’a dit que pour s'échapper de la zone, elle a dû porter son uniforme d’écolière. Leur maison avait été incendiée. Elle s’inquiète beaucoup pour sa mère et ses deux petits frère et sœur restés coincés sur la ligne de front entre deux gangs armés.
Dans le contexte actuel où les crises complexes se multiplient, nous faisons tout pour trouver un couloir humanitaire. Et nous avons pu distribuer des kits d’hygiène et de l’eau, et organiser des cliniques mobiles pour fournir des soins de santé à Cité Soleil. L’idée même de se rendre à Cité Soleil peut être terrifiante. De nombreuses personnes sont armées, et la situation sécuritaire est très volatile.
Avec l’insécurité qui prévaut à Port-au-Prince, ma famille et moi vivons un stress constant, avec l’idée que chaque jour, on va se faire kidnapper. Quand je quitte la maison pour le bureau, ma femme s’inquiète et m’appelle tout le long du trajet. Pour la protéger émotionnellement, je ne partage pas avec elle les missions de terrain, les visites d’évaluation ou les journées de distributions d’intrants.
Aux autres crises telles qu’inondations, tremblements de terre ou épidémies, nous répondons suivant des schémas que nous maitrisons. Mais cette crise de violence armée à Cité soleil est très complexe et ne répond à aucune de nos méthodes d’intervention. Les gangs s’affrontent et la population est prise au piège. Et il règne encore une méfiance envers les institutions étatiques, les ONGs et les agences des Nations unies, ce qui rend toujours tendues les négociations pour un couloir humanitaire.