Aller jusqu'au bout
par Monica Sharma et James Tulloch
Dans les pays riches, les enfants ne meurent pas des maladies ordinaires
et évitables de l'enfance. Dans les pays pauvres, si.
En règle générale, la rougeole, la diarrhée,
le paludisme, la pneumonie et la malnutrition ne tuent plus aujourd'hui
les enfants dans le monde industrialisé. Mais dans les pays pauvres,
ils enlèvent chaque année plus de huit millions d'enfants,
ce qui représente les deux tiers de tous les décès
d'enfants de moins de cinq ans.
Alors que le XXe siècle tire à sa fin, permettre
que plus de huit millions d'enfants meurent chaque année d'affections
depuis longtemps vaincues dans d'autres parties du monde est, ou devrait
être, une honte profonde pour la communauté internationale.
Le monde va s'indigner ou s'apitoyer devant une famine qui emporte 10 000
personnes, un tremblement de terre qui fait 1000 victimes ou un accident
d'avion qui en fait 100. Mais il ne s'émeut guère quand 25
000 enfants succombent chaque jour à des affections que nous savons
depuis longtemps prévenir ou guérir à peu de frais.
C'est comme si l'on avait trouvé le moyen de guérir les maladies
cardio-vasculaires, le cancer ou le SIDA, mais que l'on ne s'en servait
pas. La comparaison n'est pas audacieuse: il y a moitié autant de
morts par maladies diarrhéiques que par maladies cardio-vasculaires,
plus de décès par infections respiratoires que par cancer,
plus par rougeole que par le SIDA. Et les victimes de ces maladies évitables
sont, pour la plupart, des enfants de moins de cinq ans.
Ce manque extraordinaire d'indignation peut être attribué à
deux facteurs principaux. Le premier est que ces huit millions de décès
ne se produisant pas tous en même temps ni dans un même lieu
ne répondent pas aux critères du sensationnel. Deuxièmement,
il s'agit presque toujours d'enfants issus des familles les moins considérées
dans le monde, des familles en marge de la société, des familles
sans influence politique, sans pouvoir économique, sans accès
aux médias.
Des progrès réels
Si la tragédie des décès évitables des enfants
est passée largement inaperçue, il en va de même des
progrès accomplis ces dernières années.
Depuis quinze ans, l'UNICEF et l'OMS dirigent un effort mondial, en collaboration
avec les gouvernements et les organisations non gouvernementales (ONG) du
monde entier, pour commencer à réduire les ravages des maladies
courantes de l'enfance.
Photo (ci-dessus): C'est comme si l'on avait trouvé
le moyen de guérir les maladies cardio-vasculaires, le cancer ou
le SIDA, mais que l'on ne s'en servait pas. ©
Pendant cette période, la couverture vaccinale a été
portée d'environ 25 % à presque 80 % des enfants du monde
en développement, ce qui a permis d'éviter chaque année
plus de trois millions de décès dus à la diphtérie,
à la rougeole, à la coqueluche et au tétanos. De même,
les cas de poliomyélite ont été ramenés d'environ
400 000 par an à moins de 100 000. Egalement depuis 1980, la technique
connue sous le nom de thérapie par réhydratation orale (TRO)
a été mise à la disposition de la plupart des communautés
pauvres, sauvant chaque année aux alentours d'un million d'enfants
qui seraient sans cela morts de déshydratation diarrhéique.
Plus récemment, un pas conséquent a été fait
dans la lutte contre la carence en vitamine A qui accroît le risque
létal des maladies courantes et qui intervient chaque année
dans le décès de un à trois millions d'enfants.
Cet effort n'avait pas pour seul objectif de sauver des vies. La prévention
et le traitement correct des maladies communes aident en outre à
protéger la croissance et le développement normal d'enfants
bien plus nombreux encore (voir section sur la nutrition).
En particulier, la campagne d'iodation du sel visant à éliminer
les troubles dus à la carence en iode, de loin la principale cause
d'arriération mentale évitable dans le monde, est proche du
succès total dans 30 pays.
En résumé, les progrès accomplis en une génération
ont sauvé chaque année la vie à quelque cinq millions
d'enfants et en ont préservé au moins 750 000 d'une infirmité
physique ou mentale.
Bien qu'il soit passé presque inaperçu dans les nations industrialisées,
il s'agit d'un des grands succès de la deuxième moitié
du XXe siècle.
A mi-chemin
Dans l'espoir de maintenir cet élan, le Sommet
mondial pour les enfants de 1990 avait réuni de nombreux chefs
d'Etat et de gouvernement du monde pour étudier les possibilités
de réduire encore le tribut prélevé par les maladies
communes de l'enfance. Il a abouti à un accord sur un ensemble d'objectifs
de base devant être atteints d'ici l'an 2000.
C'est autour de ce point que les institutions des Nations Unies travaillent
avec les gouvernements et les ONG à mettre en uvre des solutions
connues à l'échelle voulue. Ces quinze dernières années,
l'UNICEF a consacré à cette cause la plus grande part de ses
efforts et de ses plaidoyers. L'OMS a assuré la direction scientifique
et a aidé à former plus d'un million d'agents de santé
à la prise en charge correcte des maladies ordinaires et évitables
de l'enfance. Les deux organisations se sont consacrées à
la planification, la mise en uvre et l'évaluation d'interventions
de santé ayant des priorités bien définies.
Mais malgré les progrès réalisés, il reste encore
à faire plus de la moitié du travail pour empêcher les
maladies courantes de tuer, handicaper et dénutrir tant de millions
d'enfants. La priorité, dans les dix ans qui viennent, devra être
de finir ce qui a été commencé. Ces dernières
années ont montré qu'avec le soutien de la communauté
internationale, presque tous les gouvernements pouvaient désormais
disposer des connaissances, des technologies et de la capacité logistique
requises pour permettre à la plupart des familles de protéger
la vie et la croissance normale de leurs enfants. S'il y avait peu d'excuses
pour fermer les yeux sur le décès de millions d'enfants emportés
par des maladies courantes en 1980, il n'y en a plus aucune aujourd'hui.
Comme dans tant d'autres domaines, le point faible est encore le niveau
relativement bas d'engagement politique, dans de nombreux pays, à
faire ce qui est aujourd'hui possible.
Un autre grand danger serait de céder à l'euphorie née
de deux idées fausses très répandues.
La première est de croire que l'élargissement spectaculaire
de la couverture vaccinale est un acquis définitif; bien au contraire,
c'est un effort à renouveler avec chaque génération
de nourrissons. Il naît chaque année dans le monde en développement
plus de 120 millions d'enfants, qui doivent être vaccinés à
quatre ou cinq reprises avant leur premier anniversaire.
La deuxième idée, que beaucoup partagent sans le dire, est
qu'il suffit d'atteindre un taux de recours à la TRO de 40 ou 50
% et une couverture vaccinale de 70 ou 80 %. Mais le fait est que la fréquence
des épisodes de maladie, la faiblesse de la croissance et les décès
prématurés sont surtout le lot des populations les plus pauvres
-- les minorités, les habitants des régions isolées,
les groupes en butte au mépris et à la discrimination.
En d'autres termes, ces maux sont concentrés parmi ceux que n'ont
pas encore touchés les services de santé.
Achever le travail, atteindre les oubliés et mettre fin au tribut
scandaleux des maladies ordinaires de l'enfance doit donc demeurer une priorité
pour le reste des années 90.
Il faut en même temps mener un effort soutenu pour renforcer les bases
d'une amélioration régulière sur le plan de la santé
-- en garantissant à toutes les communautés des services
de santé de base, une nutrition appropriée, de l'eau pure
et un assainissement sûr, ainsi que des services de planification
familiale.
Priorité à l'enfant
En s'attaquant à des maladies précises, on n'avance que jusqu'à
un certain point vers la maîtrise des maladies communes de l'enfance.
Dans l'avenir immédiat, des centaines de millions d'enfants continueront
à tomber malades et à être conduits dans des dispensaires
et des centres de santé dans tout le monde en développement.
Et c'est la réponse de ces dispensaires et de ces agents de santé
qui déterminera dans une grande mesure si les maladies de l'enfance
vont toujours décimer les communautés pauvres.
A l'heure actuelle, la majorité des centres de santé trahissent
ces enfants. Beaucoup meurent de maladies pouvant être évitées
ou soignées même après avoir été amenés
dans les dispensaires. Et beaucoup de parents s'en vont sans avoir reçu
les médicaments essentiels et les conseils élémentaires
sur la manière de prévenir ou de traiter les affections qui
menacent la vie et la croissance normale de leurs enfants. A tous les niveaux
des soins de santé primaires, les agents de santé sont trop
souvent mal formés, mal encadrés, sous-payés ou absents
de leur poste. Les parents d'enfants malades font parfois la queue pendant
des heures, pour en fin de compte se voir traiter de haut, ou s'entendre
dire que l'armoire à pharmacie est vide. Souvent aussi, il n'y a
pas de système valable d'aiguillage des cas qui ont besoin d'un traitement
plus spécifique.
Parfois, cet état de fait est le résultat de coupes dans les
dépenses publiques, peut-être par suite de programmes d'ajustement
économique. Il peut arriver aussi que 80 % du budget de la santé
soient consacrés à un ou deux grands hôpitaux urbains
desservant seulement une minorité de la population. Mais quelle qu'en
soit la cause, de nombreuses familles du monde en développement se
détournent des services publics de santé pour s'adresser à
des praticiens privés qui souvent leur proposent non le traitement
le plus adapté, mais le plus onéreux. Ainsi perd-on une occasion
de mettre à la disposition des familles les traitements efficaces
et peu coûteux d'aujourd'hui -- et de leur transmettre des informations
et des conseils vitaux.
Si la réponse des agents de santé et des dispensaires des
pays pauvres ne s'améliore pas, il ne sera pas possible de mener
à bien le travail et de maîtriser les maladies de l'enfance.
Que faire?
Un traitement simple
On pourrait penser que les millions d'enfants amenés dans les dispensaires
et les centres de santé souffrent de problèmes très
divers dont la prise en charge correcte exige de nombreuses années
de formation médicale. Mais en fait, près de 80 % de ces enfants
souffrent d'une ou plusieurs des cinq affections les plus fréquentes
-- diarrhée, rougeole, infections respiratoires, paludisme ou
malnutrition -- pour lesquelles le traitement est d'un prix relativement
modique et les conseils à donner aux parents relativement simples.
La difficulté est qu'en pratique, l'enfant présente souvent
des symptômes traduisant plus d'un des problèmes de santé
communs. Il faut donc, pour y répondre, évaluer chaque enfant
individuellement; et un agent de santé compétent doit être
capable de s'occuper simultanément de plusieurs problèmes
de santé.
Dans les années à venir, le grand défi sera d'abord
de poursuivre l'effort pour prévenir la maladie et permettre aux
familles de protéger elles-mêmes la santé de leurs enfants.
Il sera aussi de faire en sorte que toutes les familles amenant un enfant
dans un dispensaire ou un centre de santé, où que ce soit,
trouvent un agent capable de faire un examen, poser un diagnostic, décider
d'un traitement approprié, donner les médicaments de base
pour les problèmes les plus fréquents, faire hospitaliser
l'enfant si nécessaire et dispenser aux parents des conseils judicieux
sur la prévention des maladies et le traitement à domicile.
Pour ambitieux qu'il puisse paraître, ce défi est à
notre portée. Dans les années 90, l'OMS et l'UNICEF ont préparé
des directives détaillées pour permettre aux agents de santé
de première ligne de traiter avec compétence toutes les maladies
habituelles de l'enfance et les ont testées avec succès sur
le terrain dans plusieurs pays. Il suffit de 11 jours de travail intensif,
individuel et en groupe, avec cours et travaux dirigés, pour former
(ou recycler) un agent de santé à travailler selon ces directives.
La tâche est donc loin d'être impossible.
Médicaments essentiels
Ayant à leur disposition 14 médicaments de base et pouvant
se tourner en cas de nécessité vers des services de santé
de niveau supérieur, ces agents formés du premier niveau peuvent
répondre de manière adéquate aux besoins de plus de
80 % des enfants amenés dans les dispensaires et les centres de santé.
La préparation et les essais sont maintenant achevés. Il s'agit
désormais de mettre en pratique les programmes de formation et de
vérifier que les compétences, l'appui et l'encadrement sont
en place à l'échelle nécessaire.
C'est à ce point que se pose habituellement la question des ressources.
On assure généralement qu'il est impossible d'agir sur une
échelle aussi massive, qu'il est beaucoup trop coûteux pour
les gouvernements des pays pauvres de former et d'encadrer assez d'agents
de santé et de leur fournir des médicaments en quantité
suffisante. Mais c'est là un mythe qui ne résiste pas au calcul
le plus élémentaire.
Photo (ci-dessous): Former ou recycler un agent de
santé afin de lui apprendre à traiter avec compétence
toutes ces maladies ordinaires de l'enfance ne demande que 11 jours de travail
intensif. ©
Ainsi, selon l'OMS, il faudrait probablement former au moins 850 000 agents
de santé, ce qui coûterait dans les 200 millions de dollars.
Or ce chiffre ne représente qu'environ 0,2 % de la somme que les
gouvernements des pays en développement dépensent déjà
pour les services de santé.
Les médicaments requis ne constituent pas non plus un obstacle financier
insurmontable. Ensemble, l'OMS et l'UNICEF ont dressé la liste des
médicaments essentiels nécessaires pour traiter la plupart
des maladies ordinaires de l'enfance. Elle comprend des antibiotiques oraux
pour la pneumonie, la dysenterie et les infections de l'oreille; un antipaludique
oral; du paracétamol pour la fièvre; des sels de réhydratation
orale pour la déshydratation diarrhéique; de la vitamine A
pour les enfants atteints de rougeole ou d'une carence en vitamine A; du
mébendazole pour les parasitoses intestinales; une pommade à
la tétracycline pour les infections oculaires; et du violet de gentiane
pour les aphtes et les infections bactériennes de la peau. Un cycle
complet de ces traitements coûte en moyenne 0,15 dollar environ. Même
si chaque enfant de moins de cinq ans dans le monde en développement
devait recevoir tous ces médicaments deux fois par an, le coût
total resterait considérablement inférieur à 200 millions
de dollars par an.
Même en additionnant les coûts de la formation et du traitement,
et même en supposant que la composante formation représente
une dépense annuelle (pour le recyclage et l'encadrement), la facture
totale s'élève à 1 % à peine de ce que les gouvernements
du monde en développement consacrent déjà chaque année
aux services de santé.
Cependant, l'argent seul ne suffira pas. Il faudra en particulier un engagement
politique majeur et une notable réorientation des services de santé
du niveau supérieur pour assurer les services essentiels d'orientation
et d'encadrement. Avec cet engagement, les technologies et les méthodes
de formation sont maintenant disponibles et d'un prix raisonnable, et dans
la plupart des pays, la capacité logistique et de communication est
déjà en place.
Maîtriser les maladies courantes de l'enfance est donc possible aussi
bien du point de vue technique que financier. On ne peut sérieusement
prétendre que les gouvernements nationaux et la communauté
internationale ne disposent pas déjà des ressources voulues
pour cela. D'ici dix ans, tous les dispensaires et les centres de santé
dignes de ce nom devraient assurer avec compétence le traitement
de tous les problèmes de santé courants de l'enfance.
C'est désormais le droit minimal de tous les enfants -- et le
devoir de tous les gouvernements.
Le docteur Monica Sharma est conseiller principal en santé de
l'enfant au siège de l'UNICEF à New York. Le docteur James
Tulloch est directeur de la Division de la santé et du développement
de l'enfant au siège de l'OMS à Genève. Tous deux travaillent
depuis vingt ans dans la santé publique internationale et ont été
chargés d'aider les pays dans la lutte contre les maladies diarrhéiques
et les infections respiratoires aiguës responsables ensemble de plus
de la moitié des décès d'enfants dans le monde en développement.
Cet article a été écrit en collaboration avec Peter
Adamson.
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