Droits de l'enfant: l'Etat doit agir
par Partha Dasgupta
La Convention relative aux droits de l'enfant se différencie des
autres conventions sur les droits de l'homme en ce qu'elle entend promouvoir
aussi bien des droits positifs que négatifs. Les droits négatifs,
qui jouissent d'une plus longue tradition, stipulent que quelque chose ne
doit pas être fait; ils protègent l'individu d'un tort précis
-- la détention sans jugement, par exemple, ou la persécution
en raison de la race, du sexe ou des croyances religieuses. Par contre,
les droits positifs concernent l'accès à des biens
et des avantages qui sont produits. La Convention reconnaît aux enfants
des droits positifs, notamment le droit à une nutrition adéquate,
à des soins de santé primaires et à une éducation
de base.
Les droits positifs dépendent donc de ressources dont l'allocation
peut être influencée par la rareté et la concurrence.
Les droits négatifs, quant à eux, ne connaissent pas ces limites;
ils n'ont pas à être créés, mais seulement protégés,
et il est donc possible de les exercer, que le pays soit riche ou pauvre
(bien qu'il ne soit pas inutile de rappeler que pour être appliqués,
certains droits négatifs, comme le droit à la protection contre
la violence arbitraire, doivent parfois être convertis en droits positifs
-- par exemple le droit à la protection d'une institution gouvernementale).
Financer les droits positifs
Puisque les droits négatifs ne reposent pas directement sur des financements,
il est plus facile de prôner leur universalité et leur inviolabilité.
D'autre part, puisque les droits positifs sont tributaires des ressources,
les arguments en leur faveur ne peuvent ignorer des questions telles que
les différences dans les efforts et les talents individuels, ni échapper
au sujet difficile des récompenses et des encouragements. Il arrive
qu'une économie n'ait tout simplement pas les ressources suffisantes
pour permettre à chaque individu de jouir du droit à une nutrition
adéquate ou à des soins de santé, ce qui nous amène
à une constatation inquiétante: les droits négatifs
seraient inviolables contrairement aux droits positifs (car comment peut-on
juger qu'un droit est inviolable, s'il n'est pas toujours possible de le
protéger?).
La Convention relative aux droits de l'enfant reconnaît implicitement
cette distinction entre droits négatifs et positifs. Alors que son
article 24 oblige les gouvernements de tous les Etats parties à «réduire
la mortalité parmi les nourrissons et les enfants» et à
«lutter contre la maladie et la malnutrition», son article
4 admet que les pays «prennent ces mesures dans toutes les limites
des ressources dont ils disposent».
C'est une étape importante dans l'histoire des instruments relatifs
aux droits de l'homme, car la Convention donne un sens concret aux droits
positifs et elle rend les gouvernements responsables des progrès
accomplis en vue de leur respect.
Photo: Pour être efficace, la Convention
relative aux droits de l'enfant doit pouvoir évaluer la façon
dont les pays appliquent ses dispositions. ©
Mais elle suscite également des difficultés. En effet, pour
que cette disposition soit effective, il faut que les politiciens, la presse
et le public aient les moyens de juger si les pouvoirs publics garantissent
les droits positifs «dans toutes les limites des ressources dont
ils disposent». Il est fondamental d'avoir, associés à
des institutions démocratiques et à la liberté de la
presse, des outils incontestés de surveillance des progrès
ou des reculs; ils constituent la base de l'ancrage des conventions relatives
aux droits de l'homme dans le monde réel.
L'indice national de variation
Le progrès des nations 1993 a introduit le concept d'indice
national de variation pour déterminer comment les droits positifs
de l'enfant sont respectés compte tenu des ressources disponibles.
En utilisant trois des indicateurs clés de l'exercice des droits
positifs -- le pourcentage d'enfants bénéficiant d'une
alimentation correcte, le pourcentage d'enfants suivant au moins cinq années
d'enseignement primaire et le pourcentage d'enfants survivant jusqu'à
l'âge de cinq ans -- l'indice national de variation compare les
réalisations de chaque pays avec les ressources dont il dispose,
mesurées au moyen du PNB par habitant. En traçant une courbe
avec ces données provenant d'un grand nombre de pays, il est possible
de définir quel niveau d'exercice des droits positifs peut être
escompté à tout niveau particulier de revenu par habitant.
La différence entre le niveau attendu et le niveau réel est
l'indice national de variation (qui peut bien sûr être positif
ou négatif). Les indices nationaux de variation pour presque tous
les pays sont présentés.
Il faut souligner que l'indice national de variation montre approximativement
comment un pays se comporte par rapport à la moyenne des pays au
même niveau de ressources économiques. Ce n'est pas tout à
fait la même chose que d'assurer le respect des droits positifs «dans
toutes les limites des ressources» disponibles.
Le point essentiel est que les indices nationaux de variation, et d'autres
mesures plus absolues des droits positifs publiées chaque année
dans Le progrès des nations, devraient devenir partie intégrante
du débat politique et public, tout comme les statistiques économiques
sont aujourd'hui un élément de la vie politique normale dans
un nombre croissant de démocraties. C'est en fait l'un des points
où l'on peut voir à l'uvre la synergie entre les droits
négatifs et positifs.
Certains sont convaincus que les gouvernements doivent s'occuper avant tout
de protéger les droits négatifs et que les biens et services
nécessaires pour une nutrition appropriée et une meilleure
santé ne sont pas des droits, mais de simples besoins -- qui,
en tant que tels, doivent être satisfaits par les efforts individuels
et les forces du marché. Ce qui est faux.
Le rôle unique de l'Etat
Un besoin se transforme en droit quand une société se trouve
capable de répondre à ce besoin et quand la satisfaction du
besoin devient essentielle à l'épanouissement ou au bien-être
humains (ou quand son absence conduit à la maladie et à la
misère). Et à l'heure actuelle, seul l'Etat peut garantir
ces droits.
Il est possible de juger le fonctionnement des mécanismes d'allocation
des ressources au sein d'une société en observant comment
ces droits positifs fondamentaux sont respectés et dans quelle mesure
la pauvreté est évitée. L'Etat n'est bien évidemment
qu'une institution parmi d'autres. Mais à notre époque et
dans tous les pays, il se trouve que c'est une institution particulièrement
importante. Les forces du marché, dont dépendent de plus en
plus un nombre croissant de personnes dans le monde, possèdent indubitablement
la capacité de créer la richesse; mais parce qu'elles distribuent
les ressources selon le pouvoir d'achat plutôt qu'en fonction des
besoins, elles ont également la capacité de créer une
pauvreté relative et absolue (indigence).
En même temps, les processus de modernisation, et surtout l'urbanisation,
ont brisé les mécanismes traditionnels de contrôle et
d'allocation des ressources qui, bien qu'ils n'aient pas nécessairement
favorisé l'équité, ont souvent joué un rôle
important pour prévenir la pauvreté. A ces forces,il faut maintenant ajouter l'enchaînement nouveau et potentiellement
désastreux de la pauvreté, de la croissance démographique rapide
et de la détérioration de l'environnement local, qui entraîne
un grand nombre de personnes dans une spirale descendante de pauvreté,
alors que les classes aisées profitent d'une dynamique positive d'investissements
pour des enfants moins nombreux et des revenus généralement
en hausse dans des environnements plus sains*. Dans ce contexte,
l'Etat doit assumer un rôle majeur pour éviter l'inégalité et la misère croissantes;
aucune autre institution ne possède actuellement la capacité
d'action et la maîtrise des ressources requises pour commencer à
agir dans ce sens. La fonction de l'Etat doit donc être de fournir
les garanties d'un niveau de vie minimum afin de prévenir la pauvreté
ou, si cela s'avère impossible dans l'immédiat, d'appliquer
des politiques qui permettront d'y parvenir dans un laps de temps raisonnable.
Bien qu'il soit utile de surveiller les progrès accomplis par chaque
pays dans la protection des droits positifs «dans toutes les limites
des ressources dont ils disposent», l'objectif à long terme
doit être d'arriver à une situation où les droits positifs, à l'instar des droits négatifs, pourront
être considérés comme absolus et inviolables. Il est par conséquent nécessaire de savoir si ces droits positifs
tels qu'ils sont définis dans la Convention relative aux droits de
l'enfant -- notamment le droit à une nutrition adéquate,
aux soins de santé primaires et à une éducation de
base -- sont à la portée financière de tous dans
un sens absolu plutôt que relatif. Si ce n'est pas le cas, ils constituent
alors au mieux une catégorie de droits séparée puisqu'ils
ne peuvent pas être considérés comme inviolables et
qu'il n'est pas concevable de demander à l'Etat ou à toute
autre institution de les garantir.
Un coût abordable
Il y a plusieurs manières d'aborder la question financière.
Prenons l'exemple de l'Afrique subsaharienne comme mesure de l'effort vers
le respect des droits positifs: les dépenses gouvernementales pour
les besoins essentiels s'élevaient à moins de 3 % du PNB (chiffre
de 1985). D'après la Banque mondiale, les moyens financiers exigés
pour le développement et la satisfaction des besoins essentiels devraient
atteindre environ 5,5 % du PNB. L'augmentation nécessaire est donc
très faible et semble à la portée de ces pays quand
on sait que les dépenses militaires à cette époque
s'élevaient à environ 4,2 % du PNB. Pour l'an 2000, la Banque
mondiale a estimé les moyens financiers requis pour satisfaire les
besoins essentiels en Afrique subsaharienne à un peu moins de 7 %
du PNB. Cette conclusion va dans le sens de l'UNICEF qui affirme que les
connaissances et les techniques actuelles permettent à toutes les
nations de fournir à un coût abordable une protection de base
qui favorise le développement physique et psychologique de tous les
enfants.
Les nations les plus pauvres peuvent donc se permettre de satisfaire les
droits positifs au même titre que les droits négatifs. Et si
les pays d'Afrique subsaharienne en sont capables, il en va de même
des pays du sous-continent indien. Dans l'ensemble des pays pauvres, les
dépenses de santé et d'éducation au milieu des années
80 s'élevaient à 1,6 % et 3,8 % du PNB respectivement, alors
que les dépenses militaires se chiffraient à 4,3 %.
Vue sous un autre angle, la privation de droits positifs comme la nutrition
et les soins de santé de base est étroitement liée
à la pauvreté extrême et peut donc être
mesurée par l'écart de pauvreté -- c'est-à-dire
la quantité minimale de revenu additionnel, exprimée en pourcentage
du revenu global d'une société qui, si elle était obtenue
par les pauvres, pourrait éliminer l'extrême pauvreté.
En Afrique subsaharienne et dans le sous-continent indien, les ressources
requises pour combler cet écart et éliminer la pauvreté
extrême s'élèvent à environ 4 % du revenu national.
Bref, il est généralement inexact d'affirmer que les gouvernements
des pays en développement ne peuvent se permettre de garantir les
droits positifs fondamentaux -- et particulièrement une nutrition
adéquate, des soins de santé primaires et une éducation
de base -- à tous leurs enfants.
Un investissement rentable
Il est intéressant de noter que le type d'action que l'Etat doit
appliquer pour s'acquitter de ses responsabilités correspond à
ce qui est nécessaire, à la lumière de l'expérience
récente, pour mettre en place certains des éléments
les plus fondamentaux d'une politique réussie de développement.
Une nutrition adéquate, des soins de santé primaires et une
éducation de base sont non seulement des droits positifs, mais aussi
les investissements les plus essentiels pour la croissance économique
et le développement de sociétés stables et florissantes.
Il a été largement prouvé ces dernières années
que l'amélioration du statut nutritionnel et de l'état de
santé va de pair avec le relèvement de la productivité.
On a démontré à maintes reprises aussi que l'enseignement
primaire est l'un des investissements les plus rentables que puisse faire
une nation pauvre. Encore plus précisément, les recherches
des dix dernières années ont montré que l'une des mesures
les plus efficaces pour promouvoir le développement social et économique
est de garantir les droits positifs des femmes et des jeunes filles. Ainsi,
non seulement les progrès de l'éducation féminine élargissent
les possibilités offertes aux femmes, mais ils s'accompagnent aussi
d'une baisse des taux de mortalité des nourrissons et des enfants de moins de
cinq ans, d'une amélioration de la croissance des enfants et de leur
statut nutritionnel, d'un recours accru aux équipements sanitaires,
d'une hausse du taux d'emploi des contraceptifs, du retard de l'âge
du mariage et d'une réduction des taux de mortalité et de
morbidité maternelles.
Cette liste d'avantages potentiels montre de toute évidence que la
satisfaction des droits positifs tels que ceux qui sont énoncés
dans la Convention relative aux droits de l'enfant serait également
un grand pas vers les objectifs fondamentaux d'une politique de développement
à long terme et aiderait à renverser avec toute l'urgence
requise la spirale descendante -- pauvreté extrême, croissance
démographique rapide et détérioration de l'environnement
-- qui met aujourd'hui en péril les réalisations passées
et les espoirs futurs dans tant de pays en développement.
Enfin, la prévention de la misère est peut-être une
question de droits positifs, car la pauvreté est incompatible avec
les principes d'une société civilisée et humaine, mais
elle est aussi liée au maintien de l'ordre social et politique dont
la responsabilité incombe aux gouvernements, puisque la misère
et l'aggravation des inégalités font peser de graves menaces
sur la cohésion sociale dans de nombreuses nations.
Respecter les droits positifs n'est donc pas une tâche accessoire
pour les gouvernements, un luxe qui doit attendre jusqu'à ce qu'il
soit abordable; c'est une mission fondamentale pour le progrès économique,
la cohésion sociale et la stabilité politique.
* Ce processus est examiné plus en détail dans Partha
Dasgupta, An Inquiry into Well-being and Destitution, Clarendon Press,
Oxford, 1993, chapitre 12, et dans La situation des enfants dans le monde
1994, UNICEF, 1993.
Partha Dasgupta est titulaire de la chaire d'économie Frank Ramsey
à l'Université de Cambridge. Il a également enseigné
l'économie et la philosophie à Stanford University. Il est
sociétaire de la British Academy et membre étranger de l'American
Academy of Arts and Sciences et de l'Académie royale suédoise
des sciences.
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