La tragédie d’une famille syrienne

« Partout où nous allions, la mort nous suivait »

Par Francesca Mannocchi
Sham, une réfugiée syrienne de 10 ans, dans l’appartement où vit sa famille à Misrata (Libye).
UNICEF/UN053156/Romenzi
13 mars 2017

MISRATA, Libye, le 13 mars 2017 - Sham est une petite fille syrienne de dix ans aux grands yeux noirs et au sourire timide.

Elle vit actuellement à la périphérie de Misrata, en Libye, avec sa mère, son père et son petit frère de cinq ans, Balal.

Sham peine à trouver ses mots. Elle est encore sous le choc de la mort de son frère, Talal, noyé dans la mer de Libye quand leur embarcation a coulé à une vingtaine de kilomètres de la côte de Sabratha, alors que sa famille tentait de traverser la Méditerranée.

« Partout où nous allions, la mort nous suivait », explique le père de Sham, Mahmoud. 
  

À la recherche d’un lieu sûr

En 2014, la famille a fui le conflit qui ravageait Damas. « Nous sommes partis à la recherche d’un lieu sûr en Syrie mais nous n’étions en sécurité nulle part », raconte-t-il. « Alors j’ai décidé qu’il était temps d’essayer d’aller en Europe. » À Damas, Mahmoud était charpentier.

Il ne gagnait pas beaucoup d’argent mais sa famille vivait dans la dignité. « Si vous êtes pauvre, vous ne pouvez même pas choisir comment vous enfuir. Vous ne pouvez fuir que par les moyens les moins coûteux », ajoute-t-il. « Et nous étions cinq. » "

Les frères de sa femme ont vécu un certain temps à Benghazi, dans l’est de la Libye. Ils avaient les noms de personnes qui pouvaient aider Mahmoud et sa famille à obtenir des places sur un bateau pour traverser la Méditerranée.

« Ils [les trafiquants] nous ont promis qu’ils pouvaient nous trouver un bateau, nous donner des gilets de sauvetage et nous conduire en sécurité en Europe », raconte-t-il. Mahmoud voulait pouvoir dire à ses trois enfants : «Vous pouvez faire des études. Je vous promets que je vous aiderai à réaliser vos rêves. » Mais il n’en a jamais eu la possibilité.

Mahmoud a maintenant un travail de charpentier sur un chantier de construction à Misrata. Il gagne environ 700 dinars par mois ¬– soit à peu près 500 dollars É.-U. d’après le taux de change officiel. Mais, en réalité, le dinar a aujourd’hui perdu beaucoup de valeur. Au marché noir, 700 dinars ne valent plus qu’une centaine de dollars.

 Tous les matins, Mahmoud sort de chez lui alors qu’il fait encore nuit et parcourt plusieurs kilomètres à pied jusqu’à son lieu de travail. La voiture qu’il avait réussi à acheter après quelques mois de travail est tombée en panne et il n’a pas les moyens de la faire réparer.

« Par moment, je pense qu’il vaudrait mieux mourir plutôt que de vivre ainsi », dit-il, assis sur un tabouret à l’entrée du bâtiment où vit la famille. La maison n’étant pas chauffée, elle ne peut protéger la famille du froid inhabituel qui s’est abattu sur la Libye cet hiver ; elle ne comprend qu’une seule pièce et une salle de bains. Des ustensiles de cuisine sont posés à même le sol.

Mahmoud, un réfugié syrien de 44 ans, charpentier, pose pour une photo dans la campagne de Misrata (Libye
UNICEF/UN053157/Romenzi
Mahmoud, un réfugié syrien de 44 ans, charpentier, pose pour une photo dans la campagne de Misrata (Libye)
Périple en mer

Fouzieh est la femme de Mahmoud. Elle n’a que 39 ans mais se déplace lentement et presque maladroitement, comme engourdie par la douleur. Son visage a l’expression d’une personne beaucoup plus âgée qui a traversé trop d’épreuves.

Le calvaire que la famille a vécu au cours des deux dernières années est maintenant un sujet tabou. Il est presque impossible d’en parler et encore moins de le dépasser.

« Quand nous sommes arrivés en Libye, j’espérais de tout mon cœur que ce serait la dernière étape avant l’Italie », se souvient Fouzieh.

Mais ils ont dû attendre. Les trafiquants les ont enfermés pendant 15 jours dans un bâtiment en béton proche de la mer.

Fouzieh, une réfugiée syrienne de 39 ans, dans un appartement de Misrata (Libye).
UNICEF/UN053154/Romenzi
Fouzieh, une réfugiée syrienne de 39 ans, dans un appartement de Misrata (Libye).

« Ils nous ont dit que nous devions attendre que le temps s’améliore, mais il faisait beau et de nouvelles personnes continuaient d’arriver dans la pièce où nous nous trouvions », raconte-t-elle.

« À mesure que les jours passaient, nous avons compris qu’ils n’attendaient pas de meilleures conditions météorologiques mais voulaient seulement avoir autant de personnes que possible pour gagner plus d’argent. »

Pendant leur captivité, les passeurs ne leur ont donné que de très petites quantités de nourriture et d’eau – seulement un peu de fromage et de pain, souvent moisis, qui leur étaient distribués à travers les barreaux en métal des rares fenêtres du bâtiment. 

Fouzieh se souvient de l’air irrespirable et des disputes avec d’autres migrants pour avoir un peu de nourriture. « Je ne m’alimentais pas pour que mes trois enfants puissent manger. » Ils me demandaient tout le temps : « Pourquoi est-ce qu’on est là ? »

Une nuit, les passeurs sont venus les chercher par groupe de 20 ou de 30, poursuit-elle.

« Ils nous ont amenés au rivage et nous ont conduits jusqu’à des petits canots pneumatiques, qui devaient nous emmener au bateau en bois qui nous attendait au large pour prendre la mer. »

« Quand j’ai vu la mer et l’obscurité et que j’ai entendu les vagues se briser sur le sable, je me suis tournée vers mon mari et lui ai dit : "Je ne veux plus partir. J’ai peur." »

Fouzieh a eu tellement peur qu’elle s’est mise à hurler. L’un des passeurs est venu vers elle et l’a traînée jusqu’au bateau pneumatique avec ses enfants.

La situation, déjà critique, n’a fait qu’empirer une fois qu’ils sont montés à bord du grand bateau. Fouzieh a vite compris qu’à bord, en pleine mer, régnaient de nouvelles injustices : un système de classes.

« Les Syriens comme nous étaient sur le pont du bateau ; nous avions payé un peu plus et on nous avait donné des gilets de sauvetage. Ensuite, dans les cales, il y avait des centaines de garçons et de filles africains sans gilet de sauvetage. Entassés les uns à côté des autres, ils avaient du mal à respirer. »

Fouzieh se souvient des hurlements des hommes entassés dans les cales. Ils criaient qu’ils avaient peur et ne voulaient pas mourir.

« Ils ont commencé à crier plus fort pour dire au passeur qu’il y avait de l’eau à bord et qu’ils avaient peur que le bateau coule et qu’on meure tous. Mais le passeur faisait semblant de ne pas entendre. Il a essayé de poursuivre la traversée. »

Le passeur s’est ensuite servi de son téléphone par satellite pour appeler ses complices qui étaient restés sur le rivage.
 
Quand ses complices sont arrivés, ils n’ont fait monter à bord de leur embarcation que le passeur, abandonnant à leur sort tragique des centaines de personnes qui luttaient contre les vagues pour se maintenir en vie. 

Fouzieh a du mal à raconter ces moments. Elle avale sa salive, baisse les yeux en tendant nerveusement son téléphone sur lequel elle regarde des photos de son fils, le fils qu’elle a perdu.

Après le départ du passeur, elle s’est rendu compte qu’une grande quantité d’eau s’était infiltrée dans le bateau, qui risquait maintenant de chavirer.

« Je suis tombée dans l’eau en serrant dans mes bras mon plus jeune fils, Balal, et je ne savais pas quoi faire. Avant de quitter le rivage, les passeurs ne nous avaient jamais dit ce que nous devrions faire en cas de catastrophe ou si quelque chose arrivait au bateau », ajoute-t-elle.

« Je ne me souviens de rien. Je n’ai rien pensé. J’ai seulement prié pour notre survie. »

Balal, réfugié syrien de 5 ans, éclairé par un rayon de lumière dans l’appartement où vit sa famille à Misrata (Libye).
UNICEF/UN053159/Romenzi
Balal, réfugié syrien de 5 ans, éclairé par un rayon de lumière dans l’appartement où vit sa famille à Misrata (Libye).
Sauvetage et tragédie

Fouzieh a serré fort Balal dans ses bras toute la nuit – une nuit entière passée dans l’eau, entre la vie et la mort.

« Tout au long de la nuit, Balal s’est endormi plusieurs fois et je lui ai à chaque fois donné une tape au visage pour le réveiller. À cause de son poids, il m’était presque impossible de le garder dans mes bras s’il se laissait sombrer », explique-t-elle. « [Il] me demandait : "Quand est-ce qu’on pourra se reposer ?". Et je lui répondais : "Bientôt" tout en sachant que ce n’était pas vrai. »

Dans la mer, Fouzieh a cherché à s’agripper à quelque chose ou quelqu’un. « À un moment, j’ai vu un objet rond. Je l’ai attrapé mais j’ai compris que c’était la tête d’un cadavre. »

Après d’interminables heures passées dans l’eau et un appel à l’aide désespéré en direction d’un navire qui passait à proximité mais ne s’est arrêté ni pour les vivants ni pour les morts,  Fouzieh a finalement été sauvée par les garde-côtes libyens, qui l’ont ramenée, avec Balal, sur la terre ferme. 

Elle est tout de suite partie à la recherche des autres membres de sa famille. Quelques heures plus tard, elle a trouvé son mari et sa fille, Sham, qui avait survécu dans les bras de son père. Mais leur fils Talal manquait toujours à l’appel.

La dernière chose dont se souvient Fouzieh est l’hôpital où elle a été conduite après s’être évanouie.

Trois jours de peur et de perfusion et une seule question qu’elle ne cessait de poser : « Où est mon enfant ? »

« "Plus tard, Fouzieh", disaient les médecins. "Demain, Fouzieh. Ne vous inquiétez pas, Fouzieh", mais pendant trois jours, personne ne m’a rien dit », raconte-t-elle.

« Et puis mon pire cauchemar est devenu réalité. Le médecin m’a montré une photo de mon fils Talal. Mon fils est mort. »

Des ustensiles de cuisine empilés dans un coin du domicile familial.
UNICEF/UN053162/Romenzi
Des ustensiles de cuisine empilés dans un coin du domicile familial.

Fouzieh n’a pas revu la mer depuis. Elle est persuadée que son fils a été tué par un autre migrant qui a voulu lui voler son gilet de sauvetage.

« ll était blessé au visage », explique-t-elle, comme pour justifier ses pensées. « Quelqu’un a tué Talal. »

Fouzieh n’arrive pas à dormir. Le souvenir de Talal, qu’elle a constamment à l’esprit, ne la quittera jamais.

Elle ne comprend pas comment il est possible de laisser des centaines de personnes mourir.

Elle ne se pardonne pas d’avoir fait le choix qu’aucune mère ne devrait jamais avoir à faire : sauver un enfant et devoir en abandonner un autre, en espérant qu’il aura la force de se maintenir en vie.

Journaliste italienne, Francesca Mannocchi écrit pour divers magazines et émissions télévisées italiens et internationaux, notamment : L'Espresso, Al Jazeera, MiddleEastEye, RAI-3 et Skytg24. Son travail porte essentiellement sur la migration et les zones de conflit. Ces dernières années, elle a travaillé en Tunisie, en Égypte, dans les Balkans, en Iraq, en Libye, en Turquie et au Liban. L’année dernière, elle a réalisé, avec le photographe Alessio Romenzi, If I close my eyes, un documentaire sur les enfants réfugiés syriens au Liban. Le film a été projeté en septembre dernier à l’occasion du Festival du film de Rome. En 2016, elle a reçu le prestigieux Premiolino, prix italien du journalisme.